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Le mystère des glaciations en Beaujolais
Dans le cadre des animations du Géoparc Beaujolais ou de l’association Itinéraires-paysages-Patrimoine, vous avez peut-être entendu parler du mystère géologique de la Tour Bourdon à Régnié-Durette, où existe aujourd’hui une pyramide à blocs insolite et désormais célèbre. Si ce sujet, qui concerne aussi la région de Vauxrenard, vous intéresse et si vous souhaitez connaître les résultats de l’étude scientifique qui a permis la résolution de cette énigme et qui, en conséquence, change la connaissance d’éléments marquants du paysage et du terroir beaujolais, nous vous invitons à lire le résumé ci-dessous.
Les blocs de la Tour Bourdon à Régnié-Durette
Après un siècle et demi de débat sur la genèse des blocs de la Tour Bourdon à Régnié-Durette, et à contre-courant des théories ayant la faveur de la communauté scientifique, une étude publiée en 2019 a authentifié l’origine glaciaire de ces pierres énigmatiques, une hypothèse proposée dès la fin des années 1870 par deux géologues lyonnais, Albert Falsan et Ernest Chantre, mais qui avait été rapidement contestée puis abandonnée par manque de preuves.
Pourtant, à la suite d’une analyse détaillée effectuée dans les années 2010, il a pu être montré que les blocs portent bel et bien l’empreinte de l’activité des glaciers : des marques de contact sous pression de glace (petites fractures arquées), formées à la base d’un glacier ou à l’intérieur du « matelas » de pierre et de terre qui lui servait de semelle (« moraine sous-glaciaire »), des marques de frottement et de ripage glaciaire (stries) et des formes d’usure et de poli glaciaires. L’aspect singulièrement arrondi et poli des blocs est donc bien le résultat d’un séjour dans ou en limite d’une moraine de fond. Ces observations impliquent aussi que, contrairement à ce que l’on a pu penser un temps, l’aspect des blocs n’a pas subi d’évolution dans les dépôts ou les sols qui les renferment : ils y ont conservé leur forme et leur poli originels.
A la Tour Bourdon, l’omniprésence du grès, alors qu’il existe bien d’autres types de roche dans le bassin versant, une évidence restée longtemps oubliée, est uniquement le fait de l’activité glaciaire, responsable ici d’un remarquable « tri géologique ». En effet, subsistant en couches quasi horizontales au sommet de certaines crêtes environnantes, caractérisés en outre par une constitution compacte et peu altérable et par un débit en gros éléments, les grès coiffant les montagnes d’Avenas et de Vauxrenard (Éguillettes) ont fourni un matériau géologique particulièrement bien exposé et sensible à l’action et au déplacement de la glace.
Le paysage glaciaire des coteaux beaujolais
Par ailleurs, la topographie et les dépôts superficiels des coteaux et des basses vallées du Beaujolais témoignent de plusieurs séquences d’écoulement glaciaire et fluvio-glaciaire, durant lesquelles ont agi tour à tour la glace et ses eaux de fonte, sous les glaciers, ou en avant d’eux, pour transporter et disperser blocs, galets, sables et matières fines produits par eux. Ces interactions entre la glace, l’eau et les débris de roche ont conduit à la création de surfaces aplanies (terrasses), faiblement inclinées, dites « proglaciaires » (construites « en avant » des glaciers), appelées aussi « sandurs » (« étendues sableuses » en islandais).
Certains de ces « couloirs de débris » proglaciaires sont encore étonnamment nets dans le paysage beaujolais, sur les coteaux de la montagne d’Avenas (Les Chappes à Lantignié, Les Ronze-Les Bulliats à Régnié-Durette, Saint-Joseph-Lathevalle-La Grange Cochard-Le Champ Levrier-Clos Reisser à Villié-Morgon, Régnié et Cercié), ou sur les plateaux de Vauxrenard (Les Chizots), d’Émeringes (Vavre) et de Juliénas (Les Paquelets, Les Gonnards), mais aussi dans les basses vallées de la Brévenne (terrasses « perchées » de L’Arbresle et de Saint-Germain-Nuelles) et de l’Azergues (terrasses « perchées » du Breuil, de Lozanne, de Morancé et d’Anse), ainsi que dans bien d’autres vallées (Vauxonne, Nizerand, Marverand, Moyenne Azergues, Grosne, Petite Grosne, Préty-Arlois…).
A la Tour Bourdon, l’âge géologique ni vieux ni jeune, de l’ordre de plusieurs centaines de milliers d’années, des dépôts proglaciaires explique à la fois leur étagement et leur conservation au sommet de la colline : occupant autrefois un fond de vallée, ceux-ci ont été progressivement dégagés et portés en relief par le lent creusement des cours d’eau autour d’eux, dans le granite friable, depuis la fin de la glaciation. La colline de la Tour Bourdon et les reliefs analogues qui bordent l’Ardières en rive gauche (Les Pins, Aux Bruyères…) entre Beaujeu et Cercié sont ainsi essentiellement d’origine glaciaire. Il en va de même pour les nombreux replats et terrasses dominant les autres cours d’eau beaujolais, souvent couverts de restes fluvio-glaciaires, notamment dans les vallées de la Mauvaise, du Nizerand et de l’Azergues.
Glaciations et époques glaciaires en Beaujolais
L’épisode glaciaire de la Tour Bourdon fait partie de l’une des quatre glaciations reconnues en Beaujolais, trois ayant concerné son territoire intérieur, principalement ses crêtes orientales faisant face au domaine glaciaire alpin, une autre, la plus récente, ayant davantage intéressé les monts du Lyonnais et leurs vallées drainantes, dont la Brévenne et la Basse Azergues. A la Tour Bourdon, le terrain proglaciaire à blocs appartient semble-t-il à la 2e de ces glaciations.
Selon la méthode de datation utilisée, élaborée au moyen de critères uniquement morphologiques et altimétriques (méthode relative), mais confrontée à la précision de la « chronologie isotopique » internationale, l’événement glaciaire de la Tour Bourdon, auquel se rapportent aussi les produits fluvio-glaciaires couvrant les plateaux des environs de l’Arbresle et de Lozanne, se serait déroulé au cours du stade isotopique 12 (-480 000 à -420 000 ans, 5e grande glaciation avant l’Actuel) [on rappellera ici que les « stades isotopiques » sont numérotés à reculons dans le passé, à partir du stade actuel, l’Holocène (= 1), les « stades glaciaires » étant par définition pairs et les « stades interglaciaires » tempérés impairs]. Les deux autres glaciations repérées sur les coteaux beaujolais appartiendraient au stade 16 (-680 000 à -620 000 ans, 7e grande glaciation avant l’Actuel) et au stade 10 (-370 000 à -330 000 ans, 4e grande glaciation avant l’Actuel). Ce sont les témoins de cette dernière glaciation, très nombreux, qui reposent sur les plateaux inclinés des Chappes (Lantignié), des Ronze (Régnié-Durette), de La Grange Cochard-Le Champ Levrier (Villié-Morgon, Régnié), de Vavre (Emeringes), des Truges (Saint-Vérand), des Brotteaux (Chamelet), de Pierre Filant (Rivolet)… L’âge de ces glaciations ne pourra être confirmé que par l’utilisation d’outils de datation « absolue » (mise en œuvre de mesures physiques).
Le temps géologique dans lequel s’inscrivent les glaciations beaujolaises est le Pléistocène moyen et supérieur. C’est l’ « Âge des Grandes Glaciations », qui s’étale de -780 000 à -15 000 ans et qui se situe grosso modo dans le dernier tiers de l’actuelle ère quaternaire. Pour mémoire, le puissant glacier alpin ayant déplacé puis laissé sur place le célèbre « Gros Caillou » de la Croix Rousse à Lyon date du stade isotopique 6 (-190 000 à -130 000 ans, 2e grande glaciation avant l’Actuel, ou glaciation du Riss, fin du Pléistocène moyen). Les deux glaciers parvenus dans l’Est-Lyonnais lors de la dernière époque glaciaire (Würm, stade isotopique double 4-2, -75 000 à -15 000 ans, Pléistocène supérieur), dont le deuxième était contemporain des hommes de la Grotte Chauvet puis de ceux de Lascaux, n’ont pas dépassé l’axe Montluel-Grenay. Ils n’ont donc pas atteint le site de Lyon.
L’influence déterminante des glaciers alpins
Au moment de la glaciation de la Tour Bourdon, un immense glacier venu envahir l’avant-pays alpin – on parle de « glacier de piémont » – recouvrait la plaine et les collines de la région de Lyon, ainsi que le plateau de la Dombes. Et c’est précisément la présence toute proche d’un vaste glacier sur la Dombes, véritable « frigo » géant, qui semble avoir fourni les conditions du surprenant englacement de la petite montagne beaujolaise. Les vents glaciaires, appelés vents « catabatiques » (courants d’air froid qui se forment juste au-dessus des grands glaciers), qui dévalaient ce « long fleuve de glace tranquille », auraient engendré et entretenu une modification climatique régionale, assortie d’importantes perturbations météorologiques neigeuses créées et bloquées par le relief beaujolais. Les glaciations beaujolaises auraient ainsi été des glaciations induites par des circonstances géographiques et climatiques régionales exceptionnelles, mais prévisibles, autorisant un englacement de faible altitude sur les Monts du Beaujolais.
Barrant la Saône sur le site de Lyon, le glacier du Rhône avait alors provoqué la formation d’un lac dans le val de Saône. Cet ennoiement lacustre s’est produit à plusieurs reprises, au cours de plusieurs glaciations, et explique les nombreux dépôts argileux, jusque-là mal interprétés, encore largement présents et superposés sur les bordures de la plaine de Saône, entre Lyon et Mâcon, et même plus au nord. Ces sédiments argileux contiennent des débris morainiques coulés (« dropstones »), lâchés depuis la surface du lac par une multitude de glaces flottantes détachées des glaciers beaujolais et dombiste. Ce phénomène de dispersion de débris de roche en milieu lacustre permet de comprendre l’existence des abondants blocs erratiques de grès beaujolais, autre mystère pour les anciens auteurs, encore observables de nos jours sur les moyens coteaux viticoles du Beaujolais, notamment entre Charentay et Blacé-Saint-Julien, mais aussi dans les environs de Saint-Amour, Corcelles et Bagnols-Alix-Theizé, des localités situées précisément sur l’ancienne rive occidentale de l’un ou de plusieurs de ces lacs.
Si les glaciations beaujolaises ont bel et bien été influencées par l’englacement de la Dombes, comme le suggèrent fortement les données géologiques recueillies, on peut raisonnablement penser que cette région a été recouverte par un glacier au cours de plusieurs époques glaciaires (sans doute trois). Ce constat va dans le sens de certains travaux d’auteurs de la fin du XXe siècle, mais va aussi à l’encontre de la théorie la plus récente, privilégiée jusqu’à ce jour, qui soutient que le plateau dombiste n’a enregistré que les différents stades de retrait d’une unique glaciation.
Les conséquences de la mise en évidence de glaciations quaternaires en Beaujolais
Les nombreuses théories alternatives avancées pour tenter d’expliquer la genèse des dépôts argileux, avec ou sans blocs, qui nappent les coteaux beaujolais (éboulements et glissements de terrain, écoulements torrentiels, transports pédologiques liés à l’évolution et à la mobilité des sols, et même restes de couches gréseuses du début de l’ère secondaire…), dont les insuffisances ont pu être révélées et les mécanismes déconstruits, sont donc désormais à abandonner. Seule la dynamique glaciaire reste cohérente au regard des multiples observations et contraintes de terrain et des considérations climatologiques.
Cette nouvelle connaissance scientifique apporte également une information et un patrimoine géologiques nouveaux et d’intérêt pour les organismes et acteurs de la culture et du tourisme en Beaujolais, tel le Géoparc Beaujolais UNESCO. Mais plus encore pour les professionnels de la vigne et du vin, elle change radicalement la perception et la compréhension d’une large part des sols viticoles de ce territoire, dénommés « sols de piémont » et abusivement reliés aux actions alluviales et pédologiques, et dont il faut admettre désormais qu’ils sont très majoritairement connectés à un terroir géologique formé sous l’influence des glaciations (dépôts proglaciaires et glacio-lacustres).
L’étude ayant fait devenir réalité le « mythe » des glaciations beaujolaises permet en dernier lieu de réhabiliter les travaux beaujolais des savants Falsan et Chantre, dont l’intuition glaciaire s’est avérée in fine remarquablement juste.
Bruno Rousselle, 2020, Conservateur de l’Espace Pierres Folles, 69820 SAINT-JEAN-DES-VIGNES, Géoparc Unecso Beaujolais). Résumé tiré de son étude scientifique originale : « Glaciations en Beaujolais, du mythe à la réalité », dont une synthèse développée a été publiée en 2019 (disponible gratuitement en PDF sur simple demande auprès de l’auteur).
Mai 2020