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Le char à bandage
Ayant eu la chance d’hériter d’un char à foin au titre de la sauvegarde du patrimoine agricole, je voudrais vous faire partager quelques-unes des caractéristiques de ce véhicule dont la fabrication relève autant de l’art que du charronnage…
Origine du char
Aucun document n’atteste de l’origine de ce char, mais il est possible d’en deviner l’histoire à partir de la connaissance des artisans charrons de la région. Au dire des anciens Varnaudis (les habitants de Vauxrenard), deux charrons font référence au début du XXème siècle : l’un à au Bourg de Vauxrenard, l’autre au Bourg d’Émeringes.
Joseph Métrat, né en 1863, était installé comme charron en face de l’école communale de Vauxrenard. Il y exerçait ce métier dans la continuité de son père Benoît Métrat (1830-1905) lui aussi déclaré charron. Son épouse, Marie Mathieu, tenait une épicerie à l’entrée du village. Son frère, Louis Métrat, né en 1864, était installé comme forgeron dans un atelier jouxtant le sien. Tous deux travaillaient de conserve pour réparer chars et charrettes et fournir aux habitants du village le matériel agricole dont ils avaient besoin. Cependant à étudier de plus près l’emplacement de ces deux ateliers, situés sur la droite dans un renfoncement le long de la rue principale du village, il est peu probable qu’ils construisissent de toutes pièces des véhicules aussi volumineux que des chars, se contentant de les réparer. Joseph Métrat est décédé dans les années vingt. Son fils Benoît (1899-1956) n’a pas repris l’atelier, mais c’est installé comme mécanicien, 235 rue Duguesclin, à Lyon.
Il faut donc plutôt rechercher du côté d’Émeringes l’origine de notre char, auprès de la famille Lassarat, charrons de père en fils depuis plusieurs générations. Né à Cenves en 1839, Benoît Lassarat s’installe comme charron aux Chavannes à l’entrée d’Émeringes aux environs de 1860. Il épouse Magdeleine Grolier vers 1865 et décède en janvier 1913 à l’âge de 73 ans. Son fils Eugène (1869-1928) lui succède exerçant simultanément les métiers de charron et de forgeron. Son petit-fils, Auguste (1914-1980), prend à son tour la relève alors qu’il n’a encore que 14 ans. Il continuera de fabriquer des chars jusque dans les années 50-60 alors que les roues à pneumatiques ont déjà remplacé depuis plusieurs années les anciennes roues en bois et à bandage en acier. L’atelier des Lassarat réalisait des chars qui étaient réputés pour leurs qualités dans toute la région. Selon Charles Lassarat, le fils d’Auguste, son père et son grand-père fabriquaient leurs chars sur le même modèle, en tout point semblable au char dont j’ai hérité : même daraises (les flancs du char) munies de barreaux dans leur partie supérieure, échelettes galbées, brancards pour les chevaux également galbées à la forme du cheval. Fait remarquable également, les essieux étaient « carrossés », c’est-à-dire fléchis à la forge pour faire en sorte que la roue soit équilibrée et « claque bien d’un côté et de l’autre » du moyeu lorsqu’elle roulait à plat (les axes étant coniques, il fallait pour cela que l’arête inférieure du cône soit horizontale et donc que l‘axe soit légèrement fléchi vers le bas). Les moyeux étaient fabriqués et tournés par un dénommé Dardanelli. Les chars une fois terminés étaient tous peints couleur « vert wagon » avec une peinture qu’il fabriquait lui-même en mélangeant le pigment vert avec de l’huile de lin, de la farine et divers ingrédients.
Concernant la date de fabrication du char, un élément peut nous mettre sur la piste… En effet, notre char comporte un élément qui n’est pas d’origine. Il s’agit de la pièce de bois qui supporte l’essieu arrière du char. Cette pièce, assez volumineuse et de fabrication complexe a de toute évidence été réalisée par un homme de l’art. Mais n’étant pas repeinte en vert, comme l’aurait fait Lassarat, elle a vraisemblablement été réalisée par Joseph Métrat, notre charron de Vauxrenard. Hors celui-ci ayant cessé son activité dans les années 1920, l’origine de notre char lui est donc antérieure. Nous pouvons donc formuler l’hypothèse vraisemblable d’une fabrication originale par Eugène Lassarat aux environs de la première guerre mondiale, soit il y a un siècle environ !
Les usages du char
Il s’agit d’un matériel agricole multifonctions pouvant être utilisé pour trois usages différents : le débardage du bois, le charriage de matériaux (terre, fumier, pommes de terre…) et le ramassage du foin. En effet, ce type de char est composé de plusieurs éléments que l’on peut assembler ou enlever selon l’usage prévu. Le corps du char est composé d’un essieu avant comportant deux roues de petite dimension, articulées en leur milieu par une grosse cheville et d’un essieu arrière muni de deux roues plus grandes et d’une flèche venant s’emboîter dans le chariot avant. Cette flèche de longueur variable permet d’allonger ou de raccourcir le véhicule en fonction des besoins. Chacun des chariots est doté d’un système de freinage comportant deux patins venant frotter contre le bandage des roues et actionnés par une manivelle, la « mécanique ». À l’avant du char, le chariot est muni d’un système d’attache permettant d’arrimer un timon pour le tractage. Trois sortes de timons sont utilisées : le premier avec une longue barre de bois permet d’atteler une paire de bœufs, le deuxième avec deux brancards peut être attelé à un cheval et le troisième, plus récent, est constitué par un court attelage destiné à être accroché à un tracteur. L’inconvénient principal de ce char est son faible rayon de braquage. La roue avant, bien que plus petite que celle de derrière ne peut pas passer sous le char, de ce fait elle réduit considérablement les possibilités de manœuvre du véhicule.
Débardage du bois : pour cette utilisation, le char comporte, en plus de la configuration de base, l’ajout de quatre solides montants de bois, les « palires », emboîtées dans les deux chariots avant et arrières, et destinés à maintenir les branches d’arbres qui seront chargées sur le véhicule. On peut allonger ou raccourcir le char en fonction de la longueur des branches à transporter.
Transport de matériaux : pour ce faire, une caisse doit être installée sur les deux chariots. Elle est composée d’un fond en planches de sapin ou de peuplier, de deux daraises appuyées contre les palires et deux portes avant et arrières pour fermer la caisse. Ainsi équipé le char dispose d’une caisse profonde de 40 cm et d’un volume de 500 litres environ permettant de charrier tout type de matériaux, comme de la terre, des pommes de terre ou même du fumier. Mais ce dernier usage n’est pas très pratique, on lui préférait le tombereau plus facile à charger car moins long et surtout à décharger car disposant d’une caisse basculante.
Ramassage du foin : il s’agit de l’usage principal de ce type de véhicule. Pour cela, sur la base de la caisse précédente, il faut mettre en place deux agrès supplémentaires : l’un pour l’élargir, l’autre pour permettre de charger en hauteur afin de transporter une charge utile plus importante. L’élargissement du char s’opère avec la mise en place de deux barres longitudinales tenues écartée du corps du char par deux traverses de bois fixées en bout des daraises et soutenues en leur milieu par deux supports également fixés aux daraises. À chaque extrémité du char sont ensuite placées deux « échelettes » permettant de monter le foin à plus de 3 mètres de hauteur au-dessus du sol. À l’arrière du char, comme nous l’avons vu, un tourillon à cliquet permet d’enrouler les cordes utilisées pour « biller » le char.
Constitution du char : l’ensemble de ces éléments, prenant une belle allure aux lignes légères, comprend in fine pas moins de 32 pièces démontables, dont 20 en bois et 12 en métal. Les pièces en bois étaient fabriquées par le charron qui maniait admirablement bien le « bédane » pour faire les mortaises (très nombreuses !) et le « plane » pour ouvrager les pièces de bois de façon harmonieuse avec de nombreux chanfreins. Ces outils manuels ont été remplacés par une mortaiseuse et une toupie au début du XXème siècle. Le métal était travaillé par le forgeron qui réalisait à la forge l’ensemble des pièces de liaison entre les parties en bois. C’est également lui qui fabriquait puis posait à chaud le bandage des roues permettant à ces dernières d’être très solides et de ne pas trop s’user sur les chemins. Il fallait toutefois refaire ces bandages régulièrement, un peu comme on change les fers des chevaux ou les semelles des chaussures. Opération délicate que seul un bon charron s’avait faire. Il fallait pour cela, fabriquer un nouveau bandage en enroulant une bande fer plat soigneusement mesurée puis soudée sur elle-même, de diamètre légèrement inférieur à celui de la roue en bois (on diminuait la longueur du bandage d’une fois et demie son épaisseur). Le bandage était alors chauffé sur un grand feu de bois pour être posé sur la roue après s’être dilaté sous l’effet de la chaleur. Refroidi promptement avec l’eau, le bandage se rétractait et enserrait solidement la roue en bois. Des boulons coniques étaient ensuite insérés pour lier solidement le bandage de fer aux secteurs de bois du périmètre de la roue qui comportait de 12 à 14 rayons.
Ah, j’oubliais une chose importante : la caisse pour transporter la boisson et le casse-croûte ! Il s’agit d’une petite caisse en bois, placée sous le char, suspendue par deux chaînes à la flèche qui relie le chariot arrière à celui de l’avant. Toujours à l’ombre, elle garde au frais la bouteille et le casse-croûte pour la pause du matin ou du goûter lors des longues journées d’été.
Entretien du char
Un char à foin est un véhicule utilitaire à la fois rustique et sophistiqué qui demande un entretien permanent pour durer longtemps. Les pièces en bois sont principalement réalisées en frêne. Soumises aux intempéries et fréquemment « piquées » par des vers (larves d’insectes xylophages) elles doivent être repeintes régulièrement (voir le chapitre suivant). Trop abîmées ou usées elles doivent être changées, comme cela fut le cas pour le support de l’essieu arrière de notre char. Les patins des freins qui appuient contre les bandages des roues doivent également être changés ou rechargés régulièrement. De même les bandages des roues doivent être changés lorsqu’ils sont trop usés, ou resserrés lorsque la roue prend du jeu. Pour ce faire il faut enlever le bandage en fer, le raccourcir légèrement, puis le reposer à chaud afin de comprimer l’ensemble de la roue sur son moyeu.
Mais l’entretien le plus courant consiste tout simplement à graisser les moyeux des roues. En effet, les roues sont montées sur des moyeux coniques en acier et le frottement métal sur métal nécessite un graissage régulier et abondant pour limiter l’usure des pièces métalliques. Pour cela il faut soulever alternativement chaque moyeu du char à l’aide d’une « chèvre », sorte de cric en bois de fabrication très astucieuse, composés d’un chevalet, d’une barre qui prend appuis sous le char et d’un levier permettant de soulever et maintenir le char à hauteur suffisante pour démonter la roue. Cette dernière est retenue par un gros écrou à 4 ou 6 pans protégé par le cercle métallique du moyeu. Il importe de noter que les écrous du côté droit du char sont vissés normalement, c’est-à-dire à droite, alors que ceux coté gauche sont vissés dans l’autre sens afin de ne pas se défaire lorsque le char avance. Une clé spéciale en fer forgé est utilisée pour visser et dévisser ces écrous.
Le « bleu charrette »
Nombre de chars, charrettes ou autres véhicules construits en bois et utilisés à la campagne étaient peints en bleu ! En attestent les marques de peintures encore visibles sur de nombreux matériels datant de la fin du XIXème (devenus rares) ou du début du XXème siècle. Cette couleur « bleu charrette » était utilisée partout en France (et peut-être ailleurs…). Il ne s’agit donc pas d’une histoire de mode ou de goût particulier pour cette couleur, mais certainement d’une raison plus profonde que nous allons essayer d’élucider.
Le bois utilisé principalement en charronnage est le frêne. Souple, résistant, facile à travailler et moins lourd que le chêne ou le hêtre, il avait partout la préférence des charrons. Le frêne souffre cependant d’un grave défaut : celui d’être facilement attaqués par des insectes xylophages dont les larves consomment facilement ce bois dépourvu de bois parfait (duramen) apparent. Aussi, est-il nécessaire de le protéger contre ces attaques en le traitant en surface avec un produit faisant fuir les insectes, à défaut de les tuer.
Or, justement, le « bleu charrette » est une peinture traditionnelle à base d’huile, de chaux et de Pastel, colorant végétal naturel issu de la plante Isatis tinctoria réputée avoir un pouvoir répulsif contre les insectes, voire insecticide selon certaines sources. Toujours est-il que ce « bleu charrette » est utilisé de très longue date pour peindre les charrettes, les portes, les volets, etc. Dans l’Antiquité déjà, les Égyptiens teignaient au Pastel les bandelettes dont ils emmaillotaient leurs momies ! Ce pigment, exposé aux rayons ultraviolets, a pour propriété de se patiner dans le temps et donner un incroyable effet rustique aux supports en les protégeant des attaques des insectes.
Mais la fabrication de cette couleur Pastel nous révèle d’autres surprises. Les feuilles de la plante étaient récoltées en plusieurs fois, à maturité optimale, de juin à octobre, séchées puis broyées à la meule jusqu’à obtenir une pâte. Femmes et enfants faisaient alors des « conques », ou « cocagnes » sortes de boules d’environ 5 cm de diamètre. Celles-ci étaient stockées dans des locaux ad hoc, pour ceux qui en avaient. Les petits paysans, eux, les montaient dans des paniers en haut d’un mât qu’ils enduisaient de graisse protection efficace contre le vol ! Eh, oui, l’expression mât de cocagne était née.
Après un an de stockage, les conques étaient à leur tour broyées pour obtenir « l’agranat » sorte de granulat noir et mélangées dans des cuves à de l’eau ; des hommes dits « les pisseurs » à qui on apportait force boisson et alcool, y urinaient, histoire d’alcaliniser le milieu… C’est ainsi que, après macération odorante et oxydation durant plus d’un an, la célèbre teinte était obtenue.
En France, dès le XIIIème siècle, le pastel était très cultivé dans le Nord, en particulier en Picardie. La légende dit que c’est à elle qu’on doit la magnificence de la cathédrale d’Amiens dont les donateurs avaient été enrichis par le Pastel. Puis, au XVème siècle, la culture est délocalisée dans le Sud-Ouest et y fit « florès » de Carcassonne à Toulouse et Albi puis à l’est de la Gascogne aujourd’hui le Gers. Les surfaces dédiées y dépassent souvent, alors, celles des céréales. C’est « l’or bleu ». Et la région devient « pays de cocagne ». Ce n’est que lorsque l’indigo, venu des Amérique déferla en France, que la culture d’Isatis tinctoria commença à péricliter vers le milieu du XVIème siècle. Aujourd’hui, seule la teinturerie « Bleu Pastel de Lectoure » produit du pastel et différents cosmétiques fabriqués à partir de l’huile d’Isatis tinctoria. Elle dispose d’une unité industrielle pouvant traiter jusqu’à vingt tonnes de feuilles de Pastel par jour. Mais l’approvisionnement en feuilles d’Isatis tinctoria est très insuffisant pour satisfaire la demande. Elle recherche des graines et des agriculteurs en quantité suffisante pour continuer sa production…
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Citation de la source : Daniel Mathieu, « Les foins à Vauxrenard, jadis et aujourd’hui », juin 2017